vendredi 15 avril 2016

Exiland, 27 février 2016

 
Seuls ses yeux dévorent son visage. Le reste de son corps n’a pas vraiment l’occasion de dévorer quoique ce soit. Ce petit garçon de cinq ans en parait à peine trois ; ce que les pédiatres appellent ici sans rire « un retard de croissance harmonieuse ». 

A ses côtés, sa maman, née elle aussi dans les camps,rongée d’anémie, en attendant qu’un diabète ou un cancer ne viennent squatter « une avance de vieillesse inattendue ».

Sur une  table ronde de plastique toute juste assez grande pour passer l’encadrement de porte sans porte, une coupelle est devenue enclos .  3 « vaches qui rit » y pataugent dans un peu d’huile, attendant d’être attrapées dans leur minuscule corral par quelques bouts de pain.

La jeune future vieille femme Sahraouie me tend un petit saladier rempli de lait humanitaire reconstitué. Excédent d’un autre continent, le lait de chamelle local étant devenu hors de portée... A quand leur nécessaire en place de notre excédent ? Je l’incline à peine, mouillant par plaisir le dessus de ma lèvre supérieure. Face à moi, descendant le rebord opposé, une mouche effrontée, boit, avec la même délectation.

Dehors le vent de sable s’est transformé en tempête orangée. Les tôles inquiètes tremblent sur le toit et, forçant l’hospitalité, une part fatiguée de sable se pose, drapée sur le sol. Nous nous réfugions dans la pièce la plus petite, celle qui sert de remise à quelques valises qui rêvent d’être faites depuis 40 ans.

Sur le plateau où le sable finit par s’inviter, Raïbi prépare le thé. En un étrange défilé, six verres à thé martèlent le plateau transformé en Hamada, peu à peu emplis de mousse comme d’un éphémère espoir. En ce jour du quarantième anniversaire de la République Sahraouie, réfugiée dans cette toute petite pièce au milieu du Sahara, exilée dans la tempête, une jeune femme perdue dans ses songes et au milieu des valises fredonne un vieux chant sahraoui à son fils endormi. Un vieux chant qui parle d’un pays volé.

Les rêves se transmettent malgré tout en milieu hostile, devenant alors actes de résistance…
 
Jean-François Debargue 
Le 15 avril 2016

samedi 9 avril 2016

Bruits de bottes



 Après des années d'immobilisme au cours desquelles chacun claironnait sa victoire sur des avancées insignifiantes pour se persuader, côté Sahraoui, que l'espoir est encore possible, les choses vont-elles enfin bouger ?

L'amertume du temps qui passe, 40 années d'exil, la situation de la population Sahraouie des Territoires Occupés, les disparitions forcées, l'enfermement et la torture des prisonniers politiques, les graves inondations d'octobre ou la dégradation des conditions de survie dans les camps n’ont pas permis d'émouvoir une opinion indifférente ou maintenant préoccupée par sa seule sécurité.
Si une solution devait enfin naître, il semblerait que ce soit de la dégradation des relations entre le Maroc et l'ONU. L'émissaire du Secrétaire Général, puis le Secrétaire Général lui-même, et enfin les membres de la mission de l'ONU au Sahara ont tour à tour été déclarés "personna non grata" ou expulsés par le pouvoir marocain.
Mis devant le fait accompli de ne plus pouvoir négocier, - si négociation il y avait - l'occasion est aujourd’hui donnée au Polisario, de choisir d’agir pour chercher une solution sans l’ONU, et l’une des action pourrait être de reprendre les armes dont la menace régulièrement brandie trouve aujourd'hui un écho particulier.
Si le Polisario tergiverse et laisse l'ONU faiblir une fois de plus devant le Maroc pour revenir avec encore moins de pouvoir - rappelons que la Minurso est déjà la seule mission contemporaine de l'ONU qui ne soit pas mandatée pour juger du respect des Droits Humains - alors la situation continuera de s'éterniser, profitant au colonisateur.  En soutenant le Maroc dans son coup de force contre les Nations Unies, la France et l’Arabie Saoudite contribuent à mettre la région en danger. Il est vrai que ces apprentis sorciers ont de l’expérience…
Il s'agit sans doute là d'une des toutes dernières chances des Sahraouis. La situation est inédite et dans leur précarité on peut penser que les Sahraouis n'ont malheureusement plus rien à perdre.
En effet, depuis plus de 25 ans, le champ des négociations n’a pas donné la moindre récolte et même ceux qui avaient soutenu cette forme d’espoir confessent que leur plus grande erreur fut d’avoir signé le cessez-le-feu en 1991, suite à la promesse, 25 fois dite, 25 fois oubliée, qu’un referendum serait organisé dans les neuf mois suivants.
Qui pourra reprocher aux Sahraouis de renoncer à leur patience et leur non-violence après avoir été floués par l’échange d’un référendum promis contre un quart de siècle de négociations infructueuses et d’assistanat humanitaire ?
Qui pourra leur reprocher de vouloir mourir les armes à la main plutôt que de mourir dans les camps, la main tendue ? ou de mourir sous la torture en territoires occupés ?
Cette phrase de Boualem Sansal dans son livre « 2084 », s'appliquera-t’elle aux Sahraouis ?
" Dans le provisoire qui dure, il y a une leçon : l'important n'est plus le but, mais la halte, fut elle précaire. Elle offre repos et sécurité, et ce faisant elle dit l'intelligence pratique de l'Appareil ".
La halte n’a que trop duré. Elle touche les enfants de parents eux-mêmes nés dans les camps. Elle offrit certes repos et sécurité après l’exode de 1975.
Aujourd’hui elle n’offre aux générations nées de cette halte qu’une unique forme de repos et de sécurité : la mort dans l’oubli…

Jean-François Debargue
6 avril 2016